The Book of the Homeless/Après un An

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3504412The Book of the Homeless — "Après un An"Paul Bourget

APRÉS UN AN

Je me trouvais, au début de ce mois d'août 1915, voyager en automobile dans une des provinces du centre de la France, que j'avais traversée de même, juste une année auparavant, quand la mobilisation commençante remplissait les routes de camions, de canons, de troupes en marche. Une année! Que de morts depuis! Mais la résolution demeure la même qu'à cette époque où le Pays tout entier n'eut qu'un mot d'ordre: y aller. Non. Rien n'a changé de cette volonté de bataille. J'entre dans un hôtel, pour y déjeuner. La patronne, que je connais pour m'arrêter là chaque fois que je passe par la petite ville, est entièrement vêtue de noir. Elle a perdu son frère en Alsace. Son mari est dans un dépôt à la veille de partir au front. "Faites-vous des affaires." lui demandé-je.—"Pas beaucoup. Personne ne circule, et tous les mobilisés s'en vont. La caserne se vide. Encore ce matin—"—"C'est bien long," lui dis-je, pour la tenter.—"Oui, monsieur," répond-elle," mais puisqu'il faut çà—"Et elle recommence d'écrire ses menus, sans une plainte. Dans la salle à manger, deux servantes, dont une aussi tout en noir. Je la questionne. Son mari a été tué sur l'Yser. Son visage est très triste. Mais pas une récrimination non plus. Elle est comme sa maîtresse. Elle accepte "puisqu'il faut çà." Un sous-officier ouvre la porte. Il est suivi d'une femme en grand deuil, d'un enfant et d'un homme âgé.—Sa femme, son fils et son père, ai-je su depuis. Je le vois de profil, et j'observe dans son regard une fixité qui m'étonne. Il refuse une place dans le fond, et marche vers la fenêtre: "J'ai besoin d'avoir plus de jour maintenant," répète-t-il, d'un accent singulier. A peine est-il assis avec sa famille, qu'un des convives de la table d'hôte, en train de déjeuner, se lève, et vient le saluer avec une exclamation de surprise. "Vous ici! Vous êtes donc debout? D'ailleurs, vous avez très belle mine."—"Oui, "dit le sous-officier," çà n'empêche pas qu'il est en verre—"Et il montre son œil droit. En quelques mots, très simplement, il raconte qu'une balle lui a enlevé cet œil droit en Argonne. "C'est dommage," continue-t-il, "on était si bien, si contents de n'être plus dans l'eau et dans la boue." Et l'autre de s'écrier: "Vous êtes tous comme ça, dans l'armée, si braves, si modestes! Nous autres, les vieux, nous n'avons été que de la Saint-Jean à côté de vous. 70, qu'est-ce que c'était? Rien du tout. Mais ça finira autrement."—"Il le faut," dit le sous-officier, "et pour nous, et pour ces pauvres Belges à qui nous devons d'avoir eu du temps. Oui," insiste-t-il, en posant sa main sur la tête de son enfant, "pour ceux-là aussi il le faut."—"Qui est ce monsieur?" dis-je à la servante.—"Ce sous-officier?" répond-elle, "un négociant de Paris. Le frère de sa dame a été tué." Je regarde manger ces gens, si éprouvés. Ils sont bien sérieux, bien accablés, mais si dignes. Les mots que ce borgne héroïque a prononcés, cet "il le faut" donne à tous leurs gestes une émouvante gravité.

Je reprends ma route, et je le retrouve cet "il le faut" du sergent, ce "puisqu'il faut ça" de l'hôtelière, comme écrit dans tous les aspects de cet horizon. C'est le moment de la moisson. Des femmes y travaillent, des garçonnets, des petites filles. La suppléance du mari, du père, du frère absents, s'est faite simplement, sans qu'il y ait eu besoin d'aucun appel, d'aucun décret. Sur deux charrettes que je croise, une est menée par une femme. Des femmes conduisent les troupeaux. Des femmes étaient derrière les guichets de la Banque où je suis descendu chercher de la monnaie, dans la petite ville. Un de mes amis, qui a de gros intérêts dans le midi, me racontait que son homme d'affaires est aux Dardanelles: "Sa femme gère mes propriétés à sa place. Elle est étonnante d'intelligence et de bravoure." Oui, c'est toujours ce même tranquille stoïcisme; cette totale absence de plainte. Un bataillon de territoriaux défile. Ils ne sont plus jeunes. Leur existence était établie. Elle est bouleversée. Ils subissent l'épreuve sans un murmure et marquent le pas sur la route brûlée de soleil avec une énergie qui révèle, chez eux aussi, le sentiment de la nécessité. C'est, pour moi, le caractère pathétique de cette guerre. Elle a la grandeur auguste des actions vitales de la nature. Elle est le geste d'un pays qui ne veut pas mourir, et qui ne mourra pas, ni lui ni cette noble Belgique, dont parlait le sous-officier, et qui, elle, a prononcé avec autant de fermeté résolue son "il le faut," quand l'Allemand l'a provoquée, et plus pathétiquement encore. Ce n'était pas pour la vie qu'elle allait se battre, c'était pour l'honneur, pour la probité. Il n'est pas un Français qui ne le sente, et qui ne confonde sa propre cause avec celle des admirables sujets de l'admirable Roi Albert.

Paul Bourget
de l' Académie Française